Elisée Reclus et la Géopolitique

Beatrice Giblin-Delvallet

Institut Français de Géopolitique, Université de Paris VIII

L’une de mes conférences données à la Chaire Elisée Reclus en 2011 s’intitulait « Elisée Reclus et la Géopolitique » car il était impossible de parler de l’œuvre de cet exceptionnel géographe sans insister sur la pertinence de ses analyses géopolitiques. Bien que le terme n’existât pas encore, (il est créé en 1910 soit cinq ans après sa mort), il est légitime de considérer Reclus comme le précurseur de la géopolitique. Géographe/libertaire ou libertaire/géographe et quelle que soit la caractéristique première de cette personnalité hors du commun, c’est bien leur association qui permet de comprendre pourquoi. Libertaire, il était particulièrement sensible à la hiérarchie des dominations, facteur majeur pour lui de l’explication de certaines situations géographiques, qualifiées de géopolitiques aujourd’hui. Ses solides convictions politiques expliquent sans doute qu’il ait eu une conception très large de ce qui relève de la géographie, infiniment plus que celle de Vidal de la Blache. En effet ses convictions le poussaient à traiter de toutes sortes de problèmes économiques, sociaux, religieux et surtout politiques. Rappelons qu’il fut républicain contre Napoléon III, « communard » et proscrit en 1871, membre de la Première Internationale communiste (l’Association internationale des travailleurs fondée en 1864) mais en désaccord avec Marx sur des points qui s’avéreront essentiels aux XXème siècle. Surtout, il a joué un rôle important dans le mouvement international anarchiste et pas seulement parce qu’il était l’ami de Bakounine et de Kropotkine.

Une approche géopolitique lucide et généreuse

C’est ainsi qu’Yves Lacoste a qualifié la géopolitique de Reclus pour bien la distinguer de la géopolitique allemande qui sera dévoyée par le nazisme.

C’est dans son dernier ouvrage, l’Homme et la Terre[1] que les analyses géopolitiques les plus fines et les plus pertinentes sont les plus nombreuses, en particulier dans les deux derniers tomes (les 5 et 6) qui abordent le monde contemporain. Il y analyse nombre de luttes économiques, sociales, politiques et même militaires. Passionné par les progrès qu’accomplissent la science et la technique, Elisée Reclus est néanmoins très conscient de ses conséquences négatives tant sur les ensembles naturels (il peut aussi être considéré comme un précurseur de l’écologie) que dans les sociétés. Le progrès est pour Reclus, un phénomène contradictoire par essence, c’est pourquoi aux progrès il oppose les « régrès » : « Le fait général est que toute modification si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants » (L’Homme et la terre t VI p. 531). Pour Reclus, « La géographie n’est pas chose immuable, elle se fait, se refait tous les jours ; à chaque instant, elle se modifie par l’action de l’homme » [H&T, t. V, p. 355]. Il montre que tout est en transformation en raison du gigantesque phénomène provoqué depuis le début du XIXe siècle par le développement de l’industrie moderne mais aussi par celui de la science ». « Comme en tout autre phénomène historique, les conséquences de l’évolution se font doublement sentir, en progrès et en regrès » [H&T, t. VI, p. 324]. « Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants » [ibid., p. 531].

Il en va toujours de même aujourd’hui

Il a aussi perçu le phénomène de la mondialisation de l’économie et ses multiples conséquences positives comme négatives :

« Le théâtre s ‘élargit, puisqu’il embrasse maintenant l’ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque Etat particulier sont également celles qui se combattent par toute la Terre. En chaque pays, le capital cherche à maîtriser les travailleurs ; de même sur le plus grand marché du monde, le capital, accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire œuvrer à son profit la masse des producteurs et à s’assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés » (L’Homme et la Terre tV p 287). Si ce n’est le style, ce texte pourrait être écrit aujourd’hui ou encore « …Les industries de tous les pays, entraînées de plus en plus dans la lutte de la concurrence vitale, veulent produire à bon marché en achetant au plus bas prix la matière première et les bras qui les transformeront […] Il n’est pas nécessaire que les émigrants chinois trouvent place dans les manufactures d’Europe et d’Amérique pour qu’ils fassent baisser les rémunérations des ouvriers blancs : il suffit que des industries similaires à celles du monde européen, celles des lainages et des cotons par exemple, se fondent dans tout l’Extrême-Orient, et que les produits chinois ou japonais se vendent en Europe même à meilleur marché que les productions locales. La concurrence peut se faire de pays à pays à travers les mers, et ne se fait-elle pas déjà pour certains produits au détriment de l’Europe?

Au point de vue économique, le rapprochement définitif entre les groupes de nations est donc un fait d’importance capitale » (L’Homme et la Terre t VI p 12) Qu’y a t-il à enlever ou à ajouter à ce texte aujourd’hui?

Ce que nous retenons d’Elisée Reclus c’est la volonté de décrypter le monde avec honnêteté et lucidité, de ne pas masquer, dans la mesure où il en est conscient, ce qui ne sert pas sa démonstration. Ses raisonnements sont géopolitiques, puisqu’il prend en compte les rivalités de pouvoirs des différents acteurs ou protagonistes du conflit qui s’opposent sur et pour des territoires. Ces territoires Reclus les envisage au niveau mondial comme sur des étendues de relativement petites dimensions en ne prenant pas seulement en compte les conflits entre États, mais aussi entre des pouvoirs non étatiques. Ainsi, il étudie les diverses formes de domination qu’exercent des États sur des nations qui ne sont pas encore indépendantes et la lucidité de ses analyses se manifeste tout particulièrement lorsqu’il souligne que l’oppression s’exerce aussi entre peuples dominés et qu’elle prend dans ces cas les formes les plus brutales : « Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression comme par une fureur de vengeance sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent et se hiérarchisent » [ibid., t. V, p. 271].

Reclus note même que les installations sionistes en Palestine qui en sont alors à leur tout début, ne manqueront pas d’y créer de nouvelles difficultés. En effet, celles-ci ne pourront que croître en raison de la multiplication des pogroms en Russie qui contraignent les juifs russes à fuir en Palestine et de commenter la carte des pogroms à la fin du XIXe siècle [ibid., t. V, p. 469]. De même, il montre, toujours cartes à l’appui, ce que nous considérons aujourd’hui comme le caractère géopolitique des conflits entre toutes ces populations dominées, chacune revendiquant un territoire enchevêtré à d’autres, considérant que c’est le sien, mais Reclus a le souci de ne prendre partie pour aucun des protagonistes afin de présenter avec la plus grande objectivité les conflits qui divisent entre elles des populations dominées. En revanche, il accuse les manœuvres de telle ou telle grande puissance plus ou moins lointaine qui profite de ces conflits locaux pour étendre son contrôle sur certains territoires et leur population.

L’importance que Reclus accorde à l’expansionnisme politique et financier et aux opérations militaires se traduit par le nombre des cartes dont il fait l’analyse dans la Nouvelle Géographie universelle, mais aussi dans L’Homme et la Terre. Il distingue implicitement un niveau d’analyse des grands espaces et des temps longs pour saisir les rapports de force entre grands empires, et un niveau des temps plus courts et des espaces moins vastes pour montrer sur des cartes à plus grande échelle les contrées où sont lancées offensives et contre-offensives. Ainsi, dans la NGU [t. VIII, p. 704-706], il analyse de façon très détaillée et illustrée par des cartes le dispositif stratégique des Anglais en Inde qui permet, grâce aux chemins de fer, de faire rapidement intervenir à partir de certaines bases les 50 000 soldats britanniques et les 100 000 soldats indigènes (recrutés dans des régions précises) pour contrôler à l’époque 300 millions d’Indiens. Toujours à propos de la colonisation, dans L’Homme et la Terre il dénonce vigoureusement et à maintes reprises les empires coloniaux et les diverses formes d’oppression qu’ils exercent sur les populations indigènes.

La vision reclusienne du Mexique

Plus de 300 pages du volume XVII de la Nouvelle Géographie universelle(NGU), publié en 1891, intitulé à la manière ancienne Indes occidentales, Mexique, Isthmes américains, Antilles : un pays, une zone stratégique, le vieux cœur du monde colonial d’Ancien Régime.

Dans son périple américain, Élisée Reclus n’a fait que passer par le Mexique, pour se rendre de la Nouvelle-Orléans à la Nouvelle Grenade (Colombie) où il a séjourné presque deux ans pour y fonder une colonie de peuplement (1856-1857). C’est donc à partir de sources diverses, historiques, géographiques, sociologiques, démographiques que Reclus présente le Mexique, en combinant les temps longs (celui de l’époque coloniale) et les temps plus proches de l’émergence de la nation avec les vastes espaces des échanges internationaux de la mondialisation du XIXème siècle, le Mexique pouvant ainsi mettre à profit sa situation géographique entre deux océans et entre les deux Amériques.

Mais Reclus perçoit aussi que la liberté d’exploiter cette situation exceptionnelle ne pourra qu’être limitée du fait de la présence de son « grand voisin », les Etats-Unis, qui exerce un contrôle sur le développement du Mexique. Ainsi, les concessions de chemin de fer attribuées à des compagnies étrangères, notamment américaines, sont pour Reclus un véritable risque car « elles ouvrent la frontière à un puissant voisin qui s’est déjà emparé du territoire et qui plus d’une fois a menacé d’étendre ses conquêtes » [ NGU, t. XVII, p. 305].

Reclus s’intéresse évidemment aux Indiens. D’une part, ceux isolés, dispersés, peu nombreux, qui pour ces raisons sont restés à l’écart de la colonisation. Très respectueux des lois de la nature –les seules selon Reclus qui doivent être respectées– il voit dans l’adaptation de ces petits groupes à des mondes naturels difficiles la survivance d’une organisation de l’humanité en voie de disparition et qu’il faut donc protéger. D’autre part, ceux qui, nombreux et groupés, ont constitué un empire dans des civilisations extrêmement inégalitaires et oppressives : « On comprend la mélancolie qui devait s’emparer de ce pauvre peuple [aztèque], dont semblait s’écarter la faveur divine en proportion même des victimes qu’il lui offrait. […] les Espagnols furent aidés par l’apathie du pauvre peuple. La foule conquise que les maîtres avaient accablée de vexations et de corvées n’éprouvait aucune répugnance à changer de tyran » [NGU, t. XVII, p. 106-107]. Il montre comment oppression et inégalité ont été réorganisées par l’Empire espagnol, en particulier grâce à une évangélisation destructrice des identités indiennes pour laisser place à des masses paysannes dociles et soumises désormais à l’alcoolisme.

De l’importance et de l’exceptionnalité de la Chaire Elisée Reclus au Mexique

A ma connaissance c’est la seule chaire universitaire consacrée à Elisée Reclus qui existe au monde, preuve de la perception par ses concepteurs de l’importance de son œuvre et de son actualité. Nombre de situations géopolitiques précises décrites par Reclus trouvent encore un écho aujourd’hui, comme nous venons de le rappeler à propos de son analyse des rapports entre le Mexique et les Etats-Unis.

Si Elisée Reclus n’est plus inconnu des géographes français, au point même d’être parfois présenté comme l’une des figures les plus représentatives de la géographie française du XIXème siècle, il est loin d’avoir la notoriété de Vidal de la Blache, toujours considéré comme le « père de la géographie » française. Et donc a fortiori encore très loin d’être reconnu comme un précurseur remarquable de l’analyse géopolitique. Sans doute faut-il être éloigné des institutions universitaires françaises pour être hors de l’influence de leurs visions traditionnelles de la géographie universitaire. C’est au Mexique, grâce à l’Institut Mora, que j’ai pu en 2011 exposer aussi longuement (cinq conférences) les apports de la géographie reclusienne et montrer son exceptionnelle actualité.

Lire Reclus aujourd’hui c’est découvrir la pertinence de ses analyses qui s’avèrent parfois un outil de compréhension du monde contemporain. Les créateurs de cette chaire de géographie humaine en choisissant le nom de ce géographe français d’exception, lui ont donné une orientation particulière encore trop rare en France, l’intégration du politique dans le champ de la géographie. Ainsi, les échanges entre chercheurs mexicains et français que permette la chaire Elisée Reclus depuis vingt ans, ont sans doute aidé au développement de la prise en compte des rapports entre pouvoirs et territoires dans la géographie française.


Béatrice Giblin-Delvallet

Experta geopolítica francesa. Antigua estudiante de Yves Lacoste, obtuvo su doctorado en Geografía con una tesis consagrada a Elisee Reclus. Junto con Lacoste, forma parte del equipo al origen de la revista de geopolítica Hérodote. En 2006, toma la dirección de la revista, puesto que conserva hasta la fecha. En 2002, funda el Institut Français de Géopolitique en la Universidad de Paris-VIII del cual será directora hasta 2014. Tiene en su haber más de 15 libros, los últimos dedicados al tema de la identidad nacional en Europa.


[1] Six tomes publiés après sa mort par son neveu Paul, le fils de son frère aîné Elie